La villa Majorelle. L’autre.

À la faveur de ses formes organiques et de ses motifs inspirés de la nature, L’Art Nouveau a marqué profondément le paysage artistique de la fin du XIXe siècle. À Nancy, l'une des figures emblématiques de ce mouvement fut Louis Majorelle, dont les créations ont non seulement contribué à définir le style, mais aussi à le rendre accessible à une clientèle plus large. Sa maison, la Villa Majorelle, demeure un exemple parfait de l’art nouveau, alliant élégance et innovation. Alors que les Journées du Patrimoine s’achèvent, témoignant une fois de plus de l’intérêt majeur que suscite la Villa Majorelle pour le grand public, nous nous sommes entretenus avec Valérie Thomas, conservatrice du Musée de l’École de Nancy

Qui était Louis Majorelle et en quoi son parcours est important pour l'Art Nouveau ?

 

V.T. : Au départ, Louis Majorelle est un ébéniste, né dans une famille d’artiste. Son père, Auguste Majorelle, possédait déjà une entreprise de fabrication de meubles et d’objets en céramique. Quand Louis reprend l’activité familiale, il s’intéresse très vite à l'Art Nouveau, un courant artistique qui émerge à la fin du XIXe siècle et qui se caractérise par des lignes courbes, des motifs végétaux, et un rejet des formes classiques héritées du passé. En adoptant ce style, Majorelle va innover et introduire des décors nouveaux et des formes inédites inspirés par la nature qui lui permettent de créer des pièces d’une grande beauté. Il n'était pas seulement un créateur, mais aussi un industriel d'art : il produisait des meubles en série, diffusés par catalogue, en plus de ses pièces uniques.

 

Vous évoquez « l’industriel d'art » : qu’entend-on par-là ?

 

V.T. : Le terme « industriel d’art » qualifie des créateurs qui, comme Louis Majorelle, ont su conjuguer l’artisanat d’excellence avec une production plus large, destinée à une clientèle variée. Il créait des meubles sur mesure pour de grands commanditaires, mais également des pièces plus accessibles, conformément à une certaine forme d’idéal poursuivi par l’École de Nancy : c’est-à-dire conjuguer art et industrie afin de démocratiser l’accès à la beauté et aux objets décoratifs de qualité. Majorelle s'inscrit dans cette démarche en proposant des meubles à la fois fonctionnels et esthétiques, produits en série, tout en conservant un haut niveau de savoir-faire.

 

Quels étaient ses liens avec l’École de Nancy, et pourquoi ce mouvement est-il si important dans l’Art Nouveau ?

 

V.T. : Louis Majorelle est une figure incontournable de l’École de Nancy, un collectif d’artistes et d’industriels qui ont contribué à la diffusion de l’Art Nouveau en Lorraine. Cette école se distingue des autres courants de l’époque à la faveur de son accent mis sur les arts décoratifs, tandis que dans d'autres villes européennes comme Bruxelles ou Paris, l’Art Nouveau se manifeste surtout à travers l’architecture. À Nancy, ce sont les ébénistes, verriers, céramistes et ferronniers qui sont les pionniers du mouvement. Majorelle devient vice-président de l’association École de Nancy en 1901, et, dès 1894, participe à des expositions qui montrent ses premières créations dans ce style.

 

L’École de Nancy repose sur plusieurs principes : l’exaltation de la nature comme source d’inspiration, l'intégration de l’art dans la vie quotidienne, et l’utilisation de matériaux issus des savoir-faire régionaux, notamment le bois des Vosges, le verre de Baccarat et la céramique. En collaborant avec d’autres figures comme Émile Gallé et Victor Prouvé, Majorelle contribue à faire de Nancy un centre majeur de l’Art Nouveau.

 

Pouvez-vous nous en dire plus sur le mouvement Art Nouveau lui-même, et en quoi il diffère de l’Art Déco qui lui a succédé ?

 

V.T. : L’Art Nouveau émerge à la fin du XIXe siècle ; il vient en réaction contre les styles historiques et académiques qui dominaient alors. Ce mouvement se caractérise par des formes courbes, des motifs végétaux et organiques, et une recherche de fluidité entre les différentes disciplines artistiques. L'Art Nouveau se retrouve dans l’architecture, le mobilier, le design d'intérieur, et même la typographie. Ce qui le rend véritablement unique, c’est cette volonté d’intégrer l’art dans tous les aspects de la vie quotidienne, en abolissant les distinctions entre les beaux-arts et les arts appliqués.

 

L’Art Déco, qui s’impose après la Première Guerre mondiale, est très différent. Il privilégie des lignes géométriques, des formes épurées, et s’éloigne de l’inspiration naturaliste de l’Art Nouveau. Majorelle, qui décède en 1926, a commencé à s’intéresser à l’Art Déco à la fin de sa carrière, mais il est surtout connu pour ses œuvres Art Nouveau, dont le style sinueux et végétal reste son héritage principal.

 

Revenons à la Villa Majorelle. Pouvez-vous nous raconter comment cette maison est née et quel rôle elle joue dans l’histoire de l’Art Nouveau ?

 

La Villa Majorelle a été conçue en 1898 par l’architecte Henri Sauvage, à la demande de Louis Majorelle. C’est l’un des premiers exemples d’architecture Art Nouveau en France. Elle reflète parfaitement la philosophie de l’époque : une architecture moderne, ouverte et fluide, et une décoration intérieure dans laquelle chaque détail compte. Louis Majorelle a utilisé cette villa comme vitrine du savoir-faire de son entreprise dont témoignent le mobilier, les ferronneries, les boiseries et les décors de pochoirs.

 

La villa incarne l’idée de « l’œuvre d’art totale », un concept cher à l'Art Nouveau où l'architecture, le mobilier, et les objets d'art s’harmonisent parfaitement. Chaque pièce de la villa est décorée selon un thème particulier, souvent inspiré par la nature. Le salon, par exemple, est décoré autour du motif de la pomme de pin, un motif récurrent dans l’œuvre de Majorelle. C’était un moyen pour lui de montrer comment l’art peut s’intégrer dans la vie quotidienne, non seulement comme un plaisir esthétique, mais aussi comme un art fonctionnel.

 

La Monnaie-du-Pape est également un motif récurrent dans ses créations. Pouvez-vous nous en dire plus sur cette inspiration ?

 

V.T. : C’est vrai, la Monnaie-du-Pape est l’une des plantes que Louis Majorelle appréciait particulièrement. On retrouve ce motif dans plusieurs éléments de décoration de la Villa Majorelle, notamment dans les ferronneries et les peintures murales. La Monnaie-du-Pape, avec ses fines capsules rondes translucides, est idéale pour représenter la délicatesse et la légèreté, des aspects qui sont très présents dans l’Art Nouveau. Majorelle a intégré cette plante dans les rampes d’escalier et les luminaires. Son usage de ce motif montre à quel point il puisait dans la nature pour créer des œuvres à la fois poétiques et fonctionnelles.

 

La Villa Majorelle a été récemment restaurée. Comment cette rénovation s’est-elle déroulée et quels étaient les objectifs principaux ?

 

V.T. : La restauration de la Villa Majorelle a débuté en 2016. Notre souhait était de restituer l’aspect original de la maison, tel qu’il était du vivant de Louis Majorelle. Cela a demandé un travail méticuleux de recherche : nous avons utilisé des photographies d'époque, des catalogues de vente de la maison Majorelle, ainsi que des publications dans des revues d’architecture du début du XXe siècle. Il n’y avait malheureusement plus de plans originaux, ce qui a rendu certaines parties du projet plus difficiles mais une grande partie du décor original subsistant, nous avons pu faire appel à des artisans spécialisés pour restaurer les décors et le mobilier.

 

Et aujourd’hui, quel accueil a reçu la Villa Majorelle après sa réouverture ?

 

V.T. : La Villa Majorelle a suscité un grand engouement, aussi bien chez les amateurs d'Art Nouveau que chez les habitants de Nancy. L’intérêt pour l’Art Nouveau est particulièrement fort aujourd’hui, probablement parce que les jeunes générations sont sensibles à son lien avec la nature et aux valeurs d’intégration de l’art dans la vie quotidienne. Les visiteurs apprécient le fait que la villa ait conservé son atmosphère d’origine, avec ses grandes baies vitrées et ses motifs végétaux, tout en incarnant une forme de modernité intemporelle. Visiter la Villa Majorelle est une expérience immersive qui permet de comprendre l’esprit de l’Art Nouveau nancéien, et la vie de l’un de ses plus éminents représentants.

Texte : Sarah Braun   

Photos : Villa Majorelle, Musée de l’Ecole de Nancy & Marilyn Baratto