Le Corbusier - La Cité radieuse de Briey, en Lorraine

A quelques encablures du Grand-Duché, trône au milieu de la forêt de Briey (Lorraine), un bâtiment iconique au regard de l’héritage de Charles-Édouard Jeanneret aka Le Corbusier. Cette proximité géographique était trop tentante pour ne pas y faire escale et nous pencher sur (et de !) ce bâtiment emblématique de l’œuvre du maître architecte français d’origine suisse.

 

Texte : Alix Bellac
Photos : Maryse Wingler

 


 Le Corbusier, chantre du bien-vivre

« Si j’ai un petit titre à la reconnaissance publique, n’est-ce pas, ce n’est pas d’avoir construit des palais. Il y a quelque chose de grand dans cette aventure des Cités radieuses. Et allez savoir pourquoi, je me crois obligé de m’occuper du bonheur humain… Le foyer est le réceptacle de la famille et devrait être l’objet des soins des constructeurs pour la meilleure des hygiènes sociétale et intellectuelle. » Ainsi s’exprimait Le Corbusier au micro de Georges Charbonnier en 1953. Le verbe choisi, ponctué de « n’est-ce pas ? » en veux-tu en voilà, et une passion souveraine pour le labeur qui en fera un artiste protéiforme, voilà qui était le Corbusier. En plus de quelques autres détails plus obscurs pour qui se plaît à revoir l’Histoire... Mais ce n’est pas de la figure quelque peu controversée de « l’homme aux mille visages » que nous allons ici gloser. Car Briey, à quelques kilomètres de la frontière, nous tend les bras et nous incite plutôt à un voyage radieux au cœur d’une Cité, l’avant-dernière d’une série de cinq qui, plusieurs décennies après sa construction, ne cesse de titiller la fibre esthétique de ses admirateurs et détracteurs.


Les goûts et les couleurs

Intarissable sur l’histoire de sa ville natale, Marie-Françoise, enseignante et documentaliste de formation, se rappelle : « J’étais petite, mais me souviens avoir suivi la construction de ce bâtiment aux couleurs vives qui faisait parler de lui bien avant son achèvement. Ce fut véritablement un événement de première importance dans la région. De fait, par la présence de ce bâtiment et de plusieurs autres d’époques très différentes, habiter dans une ville telle que Briey distille une certaine idée de l’architecture pour les jeunes générations. C’est en quelque sorte un objet pédagogique. »

Un outil pédagogique auquel François Heller, le père de notre interlocutrice, aura consacré un scrupuleux travail de mémoire dans son ouvrage « Briey, 2000 ans d’histoire ». On y savoure notamment l’anecdote d’un Le Corbusier obligé de se déplacer en personne pour venir défendre son projet d’implantation. Et plutôt de mauvaise grâce. Crime de lèse-majesté à l’encontre de celui qui portait l’art de l’architecture en étendard et déclarait volontiers et de façon quelque peu grandiloquente : « Les matériaux de l'urbanisme sont le soleil, l'espace, les arbres, l'acier et le ciment armé, dans cet ordre et dans cette hiérarchie. » Une hiérarchie qui en laisse certains de marbre. Taquine et l’œil qui frise, Marie-Françoise nous glisse : « Pour ma part, je ne suis pas spécialement fan de cette réalisation, mais suivez-moi, je vais vous présenter de vrais inconditionnels. »

 

Cité radieuse, œuvre sociale

Gouaille de titi briotin et passion pour le « fada » (autre surnom du Corbu) en bandoulière, Véronique Léonard, animatrice culturelle et patrimoniale de l’association « la première rue » fondée en 1987, se fait effectivement un plaisir de fournir force détails et anecdotes : « Au départ, les Cités radieuses furent construites pour juguler la crise du logement au sortir de la seconde guerre. A Briey, le bâtiment s’adressait en priorité aux ouvriers des mines. Une sorte de HLM, mais au luxe inouï et inespéré pour l’époque : eau courante, toilettes dans chaque appartement, et habitations aménagées en fonction de la trajectoire du soleil ! Aujourd’hui encore, dans l’esprit voulu par Le Corbu, nous tentons de conserver au maximum une certaine idée de la cordialité et de l’entraide. Nous avons, entre autres, au sein de la Cité, deux associations La Première Rue en charge des visiteurs extérieurs et des expositions et l’association des habitants qui veille à générer un lien constant entre eux. »

A écouter la présidente de l’association, nous sommes tout à coup happés par une sensation particulière, celle de toucher du doigt un peu de ce que pouvait receler de novateur et moderne l’idéologie de Le Corbusier, personnage pourtant si décrié... Car c’est pourtant encore une fois cette victoire que souligne François Heller dans « Briey, 2000 ans d’histoire » : « Les habitants de l’immeuble prirent l’habitude d’aller chercher leurs enfants à l’école et jouir de l’inoubliable spectacle qui leur était donné depuis le faîte de l’immeuble. De là, est née l’association de « citoyens radieux ». De fait, les pays étrangers enverront des ambassadeurs et des techniciens pour visiter cette unité verticale qui résout l’ensemble des besoins domestiques et familiaux.

Aujourd’hui, Laurence, propriétaire dans la Cité, savoure l’effet papillon qu’il y a à évoluer dans une Cité corbuséenne : « Les écoles à nos pieds nous ont facilité la vie et les ateliers ont occupé, nourri et ravi l’enfance et l’imaginaire de mes fils. Je suis également sûre qu’elle a dû nourrir des vocations », sourit-elle.

 

Une histoire de goût, d’amour et de partage

La mère de famille, habitante de la Cité radieuse depuis une dizaine d’années, sourit, amusée : « Au départ, nous avons emménagé ici par hasard. Et puis peu à peu, l’esprit du Corbu nous a rattrapés ; nous sommes passés d’un appartement de taille moyenne à un plus grand. La situation du bâtiment, au milieu des bois, est enchanteresse, et nous avons là un bon compromis puisque, même si nous ne voulions pas d’un combo maison et jardin, nous apprécions la nature et la forêt. De plus, nous ne sommes pas les seuls à fantasmer cette bâtisse ; nos amis viennent parfois de très loin pour séjourner dans ce legs de Le Corbusier (rires). » Forte de ce constat, il y a quelques années, une des habitantes de la Cité, propriétaire d’un appartement en duplex de 116 m2, a d’ailleurs eu l’idée de proposer une chambre d’hôtes tout confort avec vue. Avis aux amateurs et curieux.

 

« Ne jugez pas selon votre point de vue… »

Dans son ouvrage, François Heller fait revivre la parole de Le Corbusier : « La construction (la Cité radieuse, ndlr) sera riche de nature, pour les enfants et les adultes. Ne jugez pas selon votre point de vue, vos conceptions ont changé et changeront encore… »

D’abord habitée par des familles américaines et des ouvriers, la Cité radieuse est un projet de 339 appartements. Las, à la suite du retrait de l'OTAN, facteur conjugué à celui de travailleurs minés par la crise sidérurgique, le déclin de l’édifice s’amorce.

En 1979, 47 % de l'immeuble sont inoccupés ou… mal occupés. La décision de fermeture est prise en 1983, le bâtiment muré un an plus tard."http://www.ville-briey.fr/site/vivre_sante_hopital.php">l'hôpital Maillot qui y installe une école d'infirmières (1/3 de la superficie). Le reste est vendu à un promoteur immobilier qui engage des travaux de réhabilitation. Aujourd'hui, 249 appartements et 52 studios de la Cité radieuse sont habités. Pour le plus grand bonheur de résidents qui se considèrent comme une grande famille, privilégiés et liés par l’esprit du Corbu. Laurence souligne : « Cette architecture nous a marqués. D’ailleurs, si nos déplacements nous mènent près d’une réalisation Le Corbusier, nous ne manquons pas de nous y rendre, quitte à faire un détour. »

 

Clair (et) obscur

Abel, habitant iconique de la Cité, témoigne : « S’il y a bien une résultante impactante de cet édifice, c’est bien celle d’une vision nouvelle de l’alternance clair/obscur.Les rues (couloirs) sombres peuvent surprendre, elles ont pourtant été sciemment pensées de la sorte pour suggérer un sas de décompression entre le monde de la ville, et du labeur, et la détente que génère le fait de rentrer chez soi. Cette architecture a cela de novateur que, traversante dans la majorité des appartements (luminosité d’est en ouest), elle engendre une alternance de lumière jusqu’ici inédite. »

Ainsi donc, pénétrer dans la Cité radieuse de Briey (sans doute celle qui rend le plus hommage à la nature, puisque la seule des cinq Cités à être nichée au milieu des bois), c’est, même pour le néophyte, capter un peu de l’énergie et de la volonté d’un architecte qui aura revisité son savoir-faire de façon sociale. Inutile de le nier pourtant, le personnage haut en couleurs, et sans doute aussi en contradictions, avait ses parts d’ombre. Mais ne peut-on s’interroger sur le fait qu’elles aient pu être quelque peu amplifiées par le fait même du talent hors normes de l’architecte… également urbaniste, décorateur, sculpteur, auteur, poète… ?

Quoi qu’il en soit, la Cité radieuse abrite des êtres auxquels elle aura mis dans les yeux, et l’existence, nombre d’étoiles et une certaine idée de la lumière. Comme le résume Abel dans un sourire : « Ici, on est tous fada du fada. »

 

En bref :

5 Cités radieuses dans le monde : Marseille (1952), Rezé (1955), Berlin (1957), Briey (1961), Firminy (1967).

La Cité radieuse de Briey a été implantée suivant un axe nord-sud, elle représente une masse de 40 000 tonnes (béton, gravillons, sable, ciment, acier).

En langage corbuséen, un immeuble est une Cité et un couloir, une rue, et l’objectif de l’architecte était d’offrir, avec le concept de Cité radieuse, des lieux de vie traversants offrant la lumière naturelle tout le jour durant.

Le Modulor (3,66 m sur 2,26 m) est une notion architecturale inventée par Le Corbusier en 1945. Cette silhouette humaine standardisée servait à concevoir la structure et la taille des unités d'habitation dessinées par l'architecte.

L'association La Première Rue, située au premier étage du bâtiment de la Cité radieuse, vous accueille et vous fait visiter les bâtiments tout au long de l’année. Elle organise également des expositions et spectacles divers.

Renseignements : [email protected] Tél. : 03 82 20 28 55 www.lapremiererue.fr

 


 Citations :

« Si j’ai un petit titre à la reconnaissance publique, plus qu’aux palais que j’ai construits, il devrait être lié aux Cités radieuses. » Le Corbusier

« Dans la symbolique corbuséenne, la ville est un corps - celui du Modulor -, silhouette qui, dans ses plans et ses dessins, lui sert de toise et de référence. » Marie-Françoise Heller


 

 

Remerciements à Abel Aoumeur, Laurence Henry, Marie-Françoise Heller, Véronique Léonard.

Bibliographie : « Briey, 2000 ans d’histoire » de François Heller, éditions Serpenoise